Aedis regardait, désespérée, l'intérieur de son armoire. Elle n'avait rien à se mettre. Habituellement, quand une femme parle ou pense ainsi, son dressing déborde de vêtements tous plus adaptés les uns que les autres. Chez la jeune femme, ce n'était pas le cas. Elle n'avait jamais été une fêtarde, et ne possédait quasiment pas de jupes ou de robes. Et puis, se posait aussi la question du quoi mettre : elle n'avait pas réellement de connaissances sur les règles sociales les moins basiques, aussi se posait-elle des questions sur ce qu'elle pouvait bien mettre.
Cette question la turlupinait depuis déjà trois jours. Le rendez-vous avait beau ne pas se dérouler dans le restaurant le plus chic qui soit ; et l'invité n'être qu'un lecteur qu'elle remerciait de son aide, elle savait qu'elle se sentirait mal à l'aise si jamais elle se trompait. Ces derniers jours, elle avait tenté d'en parler avec ses collègues, mais elle s'était toujours sentie trop bête pour oser prendre la parole à ce sujet.
Et donc, elle était là, perplexe, en sous-vêtements noirs très simples, à tenter de trouver une tenue qui ne soit ni trop élaborée et chic, ni trop simple voire vulgaire. Elle se doutait que venir en jean et t-shirt serait un peu hors-propos ; ils n'allaient tout de même pas au McDo. Pas au Ritz non plus : elle n'aurait pas à mettre le tailleur qu'elle n'avait de toute façon pas. Ce qui ne réglait pas la question. Aedis se laissa tomber sur son lit, désespérée. Tournant la tête vers son horloge, elle jura. Sa voisine de quatre-vingt-sept ans avait beau être plus féminine qu'elle en temps normal, il n'était pas dit que la bibliothécaire passerait pour une cruche travestie. Il était temps que la jeune femme se fasse des amis, ou au moins des connaissances proches : autant montrer bonne figure, en ce cas. Ce serait plus aisé. Et donc, retour au point de départ, les vêtements. Soupirant, un peu pressée par le temps, elle se releva, et attrapa un chemisier blanc. Sans doute ne l'aurait-elle pas choisi si elle s'était rendu compte qu'il était aussi fin et laissait à voir sa peau et son soutien-gorge un peu trop sombre. Pour sa défense, elle n'avait pas l'habitude de soigner son apparence : c'était tellement plus simple de prendre les premiers vêtements de la pile, sans réfléchir ! Pour le bas, c'était moins simple. En faisant l'inventaire, on avait : jean, jean, jean, pantalon en toile militaire, pantalon en toile militaire... Elle jura son manque d'organisation : il était trop tard maintenant pour aller acheter quelque chose en vitesse ; et puis acheter quoi ? Elle se serait frappée. Farfouillant encore un peu, elle tomba sur un pantalon en denim noir, et sourit : elle avait trouvé, enfin ! L'enfilant en vitesse, elle mit par-dessus sa chemise une veste noire un peu masculine. S'observant, elle fut satisfaite, et parti coiffer ses cheveux.
Y mettant un plus de temps que d'habitude, elle siffla en voyant qu'ils avaient bien poussés : elle ne s'y était pas attendue. Mettant des converses tout aussi noires que son veston et son pantalon, elle attrapa ses clefs, son porte-feuille qu'elle mit dans la poche arrière de son jean. Il était temps.
Elle arriva encore fraîche au restaurant, heureuse de changer son quotidien. Et puis, c'était arrivé d'une façon tellement... Aléatoire ! C'était environ deux semaines auparavant. Elle était assignée aux emprunts, et sa machine avait tout à coup freezé. S'excusant devant le lecteur qui attendait là, elle avait tenté de faire redémarrer le bousin. D'habitude, elle s'en sortait pas trop mal pour ce qui touchait aux ordinateurs, mais là, elle donnait sa langue aux chats. Et puis, une main s'était posée sur son épaule alors qu'elle allait éteindre la tour en appuyant sur le bouton d'arrêt, l'empêchant de le faire. Elle n'aimait pas faire cela, aussi avait-elle immédiatement relevé la tête. « Oui ? - Je suis dans l'informatique. Vous semblez avoir besoin d'aide. - C'est à peu près ça... - Laissez. » Et hop, un ordinateur en parfait état de fonctionnement. Au moins lui avait-il évité du temps perdu et peut-être un passage chez le réparateur. Elle l'avait laissé repartir, le remerciant chaudement... Et quand il était revenu, quelques jours plus tard, elle l'avait invité au restaurant, pour le remercier de lui avoir évité des ennuis. Il avait accepté, à la grande joie de la demoiselle, qui avait réservé le soir même, et lui avait communiqué l'adresse, l'heure.
Et c'est ainsi qu'elle se présenta à la serveuse qui attendait à l'entrée. « Bonjour. J'ai réservé une table pour deux. - A quel nom ? - Darrek. - Venez. » Et ainsi, elle la mena dans une salle du fond, tranquille. Elle était un peu tôt, finalement, aussi se permit-elle de prendre un verre de limonade, qu'elle paya et posa sur le comptoir quand elle vit que l'heure arrivait.
Et, en effet, un jeune homme se présenta à l'entrée, donnant le nom de la bibliothécaire. Il fut amené à elle, dans la salle à l'arrière. Aedis se leva et sourit, tendant la main à l'informaticien :

- Bonjour monsieur McAllister. Vous allez bien ?

Ils s'assirent l'un en face de l'autre, alors que la serveuse revenait prendre leur commode, au moins pour l'apéritif.

Aedis rendit son sourire à Jeremy, dont elle nota les cheveux tout à fait défaits et la tenue simple : elle eut d'ailleurs un coup de cœur certain pour son t-shirt. Keep calm and... Speak. Ils s'étaient trouvés ces deux là, tout de même : entre celui-ci qui n'était pas social par nature, et celle-ci qui aurait aimé l'être, mais ne trouvait pas la force de se frotter aux gens de trop près. Sans doute était-elle un exemple de la fameuse insociable sociabilité de Schopenhauer. Ah Aedis, petite hérissonne qui seule mourait de froid, mais qui trop proche des autres se pique douloureusement. Difficile équilibre à atteindre, et c'est pour l'instant bien trop imparfait, et elle avait tellement plus froid que mal !
Mais elle n'y pensait pas, à ce moment-là, appréciant simplement le charme rougissant de Jeremy, qui se tenait devant elle, habillé simplement mais correctement. Il bégaya une salutation mal assurée, avant de la remercier et de la prier de l'appeler Jeremy. La jeune femme hocha la tête, et répondit en s'asseyant :

- Volontiers, Jeremy, à condition que vous m'appeliez Aedis.

Ils se plongèrent tout deux dans leurs menus, et la jeune demoiselle rougit en cachant ses pommettes derrière le carton semi-rigide. De toute évidence, ni l'un ni l'autre n'avaient réellement idée de comment se comporter. La serveuse vint briser le silence un peu gênant qui s'était glissé entre eux, subrepticement mais durablement.

- Vous avez choisi ?

Aedis hocha la tête, commanda une limonade et une bouteille d'eau - « plate ou gazeuse ? » demanda-t-elle à son invité- ainsi qu'une entrée de carpaccio ; et son plat. Elle n'était jamais venue ici, et espérait que ce serait bon, surtout par rapport à son hôte. La demoiselle, pour sa part, allait régulièrement par-ci par-là, pour tester les restaurants chinois, thaïlandais, grecs, mexicains, et j'en passe des meilleurs, du coin. Manger seule ne la dérangeait pas, et elle préférait cela à avaler le contenu d'une boîte en plastique dans la salle commune, avec ses collègues qui bavardaient shopping, vernis et maquillage. Elle gagnait plutôt bien sa vie, entre sa retraite de l'armée (certes un peu minime) et son salaire de responsable de la bibliothèque municipale. Elle vivait chichement sur d'autres points, et ne voyait pas pourquoi elle se priverait de bien manger : elle ne faisait pas de sport en club, n'avait pas de voiture, partait peu en vacances et avait des vêtements qu'elle tentait de garder le plus longtemps possible.
Bref, elle avait profité de l'invitation de Jeremy pour aller dans un restaurant qu'on lui avait conseillé. Et elle en attendait beaucoup. Relevant la tête de la carte, elle rougit en voyant le regard fixe de Jeremy sur elle. Elle esquissa un sourire, et reposa la carte, que la serveuse s'empressa de récupérer en souriant. Détournée par ce sourire ultra-bright digne d'une publicité pour dentifrice, la jeune femme se demanda si ce sourire était réel ou simplement un masque derrière lequel elle masquait ses envies vengeresses à l'encontre des clients malpolis. Par prudence, Aedis lui rendit son sourire, et la remercia chaleureusement : mieux vaut prévenir que guérir.
Elle sursauta presque quand Jeremy lui adressa la parole, un peu hésitant. Se tournant à nouveau vers lui, en oubliant ses pensées un peu étranges. Elle sourit, sincèrement cette fois-ci, et simplement. Hochant la tête, la bibliothécaire répondit :

- Oui, parfaitement ! Vous avez des doigts de fée avec les ordinateurs...

En effet, le jeune homme lui faisait un peu penser à un contraire parfait de sa mère, restée dans les Highlands écossais. Celle-ci diffusait des ondes néfastes, et avait les doigts crochus en ce qui concernait les nouvelles technologies : il n'était pas rare qu'elle appelle sa fille pour l'aider en une tâche simple, que la jeune femme résolvait en quelques secondes sans soucis, et qu'elle termine par un bon vieux « j'ai fait pareil ça marchait pas » des familles. Aedis soupirait alors, et retournait seule dans sa chambre. Aujourd'hui, la demoiselle se demandait bien comment sa mère faisait, seule et sans aide. Il fallait bien avouer que tous les habitants du hameaux étaient restés au Moyen Âge, ou presque : pire que des Hamisch américains !
La serveuse revint à ce moment là, posant les entrées et les boissons sur la table.

- Bon appétit!
- Merci beaucoup.

Se tournant à nouveau vers Jeremy, Aedis lui souhaita un bon appétit, et entama sa viande, fraîche et citronnée.

- C'est une chance qui vous ayez été là à ce moment-là. Un joli hasard... Habituellement, sur quoi travaillez-vous?

Un informaticien qui tombe du ciel, c'est rare. Et elle était curieuse de savoir ce que celui-ci savait faire de ses dix doigts. Un peu timide mais charmant, Jeremy l'intriguait. Elle espérait simplement ne pas être trop indiscrète et maladroite. Ce serait bête de le vexer et de terminer le repas sur un froid.