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La matinée était déjà avancée, et la jeune femme courait partout, comme à son habitude depuis qu’elle avait commencé ce boulot. Ranger les livres, trouver les livres, lire des histoires aux minots, s’occuper des emprunts, des retours, indiquer les toilettes, ramener des gosses perdus à leur mère inquiète, engueuler les ados qui mangeaient au-dessus des BDs… Toute une histoire ! Gérer la médiathèque en parallèle ne lui posait habituellement pas de problème, mais aujourd’hui étant mercredi, l’afflux de personnes était impressionnant. Pas de temps pour s’ennuyer au moins !
Elle était en train de ranger le dernier livre –un traité philosophique qu’un étudiant hipster lui avait rendu- d’une pile de retours, quand une jeune femme assez… Détonante, lui demanda de l’aide. Aedis lui sourit, heureuse de pouvoir l’aider.


- Bonjour ! Vous êtes tombée sur la bonne personne, on ne peut pas dire que ce soit le domaine de mes collègues. Par contre, ce n’est pas vraiment ici que vous trouverez… Suivez-moi !


Aedis lui fit signe, souriante, et rejoignit sa partie préférée de la bibliothèque. Dans un rayonnage à part, entre les romans policiers, de science-fiction et ados, la fantastique collection de romans de fantasy trônait. Les livres n’étaient pas tous de première jeunesse –certains étaient même avachis, voire achevalis, mais personne n’aurait osé le dire à voix haute- mais la collection était importante. Se tournant vers la jeune femme aux cheveux corbeau et courts, elle sortit quelques titres, qu’elle montra avec enthousiasme à la lectrice :


- Mon auteur préféré, c’est David Gemmel. Je vous recommande d’ailleurs Waylander, mais tous ses livres sont bons, même si j’émets des réserves sur la saga de Troie. Sinon, comme auteur sympathique, vous avez Terry Goodkind, mais vous devez avoir du temps devant vous. Si ce que vous cherchez est plus tourné sur l’absurde, je ne peux que vous conseiller les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, ou Terence Hanbury White avec La Quête du roi Arthur… En roman étranger, vous avez Pierre Bottero, Andrzej Sapkowsky, Ange,…


Elle se tut, et se racla la gorge. Elle aurait pu encore un peu continuer, mais toute musclée qu’elle soit, la pile devenait haute et instable. Ah, et il fallait qu’elle pense à créer une carte de membre à cette demoiselle, si elle décidait d’emprunter quelque chose.

Au bout de quelques livres, dont l'équilibre n'était dû qu'à un certain entraînement de la part de notre jeune demoiselle -et, oserais-je le dire, grâce à un entraînement certain-, la noiraude l'aida à les porter. Rien ne chût, et la tension dans les bras d'Aedis-Didis se relâcha instantanément. Le métier de bibliothécaire est plus physique qu'on ne le croit ! Heureusement, jamais une étagère ne lui était tombée dessus. Je doute d'ailleurs que quiconque -à part Schwarzy- puisse en ressortir intact. En effet, la force de l'impact, combiné au poids du meuble et des livres, ainsi que l'angle de chute et la résistance corporelle de l'humain moyen fait que... Mais qu'est ce que je raconte ?
Bref, Aedis, soulagée de son fardeau (uniquement fardeau au niveau du poids : elle faisait ce boulot avec plaisir et délectation), put se concentrer sur les remarques et questions de celle qui était aussi bien lectrice que cliente. Eh oui ma p'tite dame, il faut rentabiliser le bouzin.


- Humpf. Merci beaucoup pour votre aide.

Elle finit ensuite son looong monologue, retint les notes de l'inconnue, et y mit son grain de sel.


- Pour Goodkind, je vous comprends, quoique je ne sois pas allez aussi loin dans L'Epée de vérité. J'ai dû lâcher l'affaire au bout du quatrième ou cinquième tome. Cela dit, vous me faites penser que je devrais tout de même m'y mettre, et m'accrocher.

Elle lâcha un rire qui s'apparentait à un gloussement, et qu'elle haït aussitôt. Ce n'était pas elle, ce genre de rires niais. Elle eut un pâle sourire d'excuse, et reprit, plus sérieusement, aux interrogations de la jeune femme quant à l'approvisionnement des lieux :


- Oui, vous avez d'ailleurs ces deux tomes dans vos bras, entre Pratchett et Goodkind. Dans le rayon un peu plus loin, nous avons aussi les originaux, si vous êtes francophones. Le niveau n'est pas excessivement ardu, je vous rassure si vous hésitez.

Très fortuitement, Waylander s'était retrouvé en haut de la pile de la lectrice, et celle-ci lui posa THE question : ça raconte quoi ? Aedis n'était pas bonne conteuse, ne sachant que révéler ou taire dans ses exposés. Mais elle parlait avec sincérité, et ses yeux pétillaient quand elle s'imaginait le héros pas encore vieillissant du roman -dont les traits se confondaient dans ses rêves avec ceux d'un médecin qu'elle avait connu par le passé. Elle eut un sourire sincère, et répondit :


- C'est l'histoire d'un assassin, au cœur d'une guerre qui laisse son pays meurtri. Par ses actions, et par le hasard, il finit par être désigné -par l'ancien roi-, Héros d'une quête aux maigres chances de réussite, alors que tout pousse le peuple à haïr cet homme. Il est l'assassin du roi, et pourtant désigné volontaire pour la sauvegarde du pays...

Elle se remémora les images très filmographiques qu'elle s'était forgée au fil de ses lectures, fermant brièvement les yeux pour retrouver l'espace d'un instant Danyal et Waylander, à la chaleur d'un feu dans la nuit sombre, à côté de Dardalion. Elle rouvrit rapidement les paupières, et laissa la jeune femme choisir ce qu'elle désirait.
Une fois son choix fait, au moins temporairement, elle se dirigea avec elle vers le comptoir, près de l'entrée.


- Vous êtes du quartier ? Si c'est le cas, les frais d'inscriptions sont gratuits, et vous pourrez emprunter ces livres tout de suite... Une fois que j'aurais créé votre carte.

Spoiler:

Aedis hocha la tête, quand la jeune femme lui dit avoir décidé de prendre Waylander ainsi que les deux livres français. Elle rangea consciencieusement les livres qui n'avaient pas été choisis, au moins pour qu'aucun gosse qui ne traîne dans les parages ne lui fasse la remarque qu'elle était très à cheval là-dessus en ce qui concernait les lecteurs. Il fallait bien avouer que si elle aimait l'ordre dans les rayonnages, elle était la première à papillonner et laisser quelques tas de livres bien en évidence, pour aller faire quelque chose d'autre à l'autre bout du bâtiment. Peut-être qu'un jour, les livres se rangeraient-ils seuls...
Mais pour l'instant ce n'était pas le cas, aussi termina-t-elle le classement des livres, puis se rendit en quelques enjambées au rayon des bouquins en langues étrangères. Fouillant rapidement, elle extirpa les deuxième et troisième tomes de la troisième trilogie de l'auteur français, tout en se demandant pourquoi ses auteurs préférés décidaient tous de mourir avant de finir leurs travaux. Bottero avait eu un accident de moto sur les routes françaises, le cœur Gemmel avait lâché... C'était quelque chose de frustrant, et d'autant plus frustrant que chacun avait des projets pour conclure leur œuvre : si Bottero n'avait pu écrire le tome reliant ses différents écrits, c'était la femme de Gemmel qui avait terminé le roman de feu son mari, troisième tome d'une saga sur la guerre troyenne. D'ailleurs, le style s'en était ressenti, et Aedis n'avait vraiment pas aimé la fin. En plus, la demoiselle s'était permise de cosigner le roman, alors qu'elle n'avait fait que rassembler des notes et des brouillons. C'était le genre de chose qui lui tapait sur le système.
Se rendant au comptoir, elle se plaça derrière le bureau. Sortant le formulaire pour les résidents (nom prénom âge sexe boulot adresse téléphone blabla...), elle le tendit à Esther, avec un stylo.


- Pas loin du Yard ? Vous devez en avoir vu, des choses...

Dans l'esprit un peu aventureux de la demoiselle, le Yard était sans doute un peu idéalisé. C'était pour elle les locaux dans lesquels les plus Grands du Royaume-Uni se rendaient, et qui parfois peut-être était pris d'assaut par des assassins. Bon, elle ne le pensait pas vraiment, mais elle le rêvait ; d'où ses paroles un peu étranges sur ce qu'on peut avoir vu en vivant à côté du Yard. Ce ne devait pas être différent que de vivre à côté d'un commissariat. Et puis, Aedis elle-même en avait vu, des choses, sans doute déployant même plus d'adrénaline que ce que les agents du Yard faisaient.


- Vous allez bien?

La jeune femme avait un air un peu étrange, mais Aedis évita d'en ajouter plus que cette question, car elle n'aimait pas trop se mêler des affaires des autres.
Reprenant le formulaire rempli, elle tapa tout rapidement sur l'ordinateur, et imprima la carte. Elle aurait dû demander un papier officiel quelconque, comme une facture d’électricité, un loyer, une feuille d'impôt, mais elle faisait confiance à la jeune femme... En sachant très bien que devoir laisser des livres en plan pour un foutu papier, c'était assez horriblement frustrant. Il n'y avait personne pour lui dire quoi faire, de toute façon, personne n'irait lui taper sur les doigts.

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Aedis haussa un sourcil intéressé. Vécu ? Apparemment, leur nouvelle lectrice avait une vie mouvementée. Travaillait-elle justement au Yard ? Ce serait amusant, la jeune bibliothécaire aurait été en savoir plus sur ce service... L'armée, c'était autrement moins secret que leur micmac. Elle s'imaginait parfois de folles poursuites, des arrestations spectaculaires et des meurtres apparemment insolvables. Jetant un coup d’œil à la fiche, Aedis eut un sourire : ah, oui, en effet, c'était son boulot.


- Je veux bien vous croire, pour la difficulté du travail... C'est autrement plus important que ça, par exemple, dit-elle en désignant vaguement les rayonnages de la main. Quant au chef... Je compatis, j'apprécie vraiment d'être à la tête des opérations ici, ça me fait un sacré changement.

La lectrice (Esther Mercury) d'après la fiche, ajouta quelque chose quant à la difficulté de la supporter. Aedis éclata de rire en entrant quelques données sur sa machine, presque distraitement. Taper sur un clavier ne lui posait pas de soucis, aussi avait-elle les yeux rivés sur ceux d'Esther quand elle lui demanda si bibliothécaire était aussi un métier difficile. Aedis, avec une moue, répondit :


- Si on arrive à supporter les gens, quels qu'ils soient... Elle baissa d'un ton : Les têtus, les crétins, les mères de famille qui prennent les locaux pour une garderie... Ca va. Mais ça reste plus simple que l'armée... Et que, je pense, votre boulot à vous.

Terminant sa boulot en passant une carte d'adhérent sous le lecteur optique, elle inscrivit son nom au marqueur noir. Puis, attrapant les livres les uns après les autres, elle les enregistra sur le compte de leur nouvelle abonnée :


- Alooors. Vous avez cinq semaines à compter d'aujourd'hui pour rendre ou rallonger la période d'emprunt... Vous pouvez nous envoyer un mail, ou laisser un mot, ça suffit. Aussi, je vous conseille d'inscrire votre adresse ou votre numéro de téléphone sur la carte...

Sourire aux lèvres, Aedis tendit les livres à la jeune femme, dans un sac en toile où le logo de la bibliothèque était imprimé.

Aedis éclata de rire en entendant les mots de la jeune femme. En hochant la tête, elle releva les yeux de l'ordinateur où elle mettait en place les derniers détails des emprunts et du compte d'Esther. Elle faillit répondre dès la fin de la phrase de la demoiselle, mais laissa cette dernière continuer malgré ses nombreuses hésitations.
Et pourtant, c'était facile à comprendre, cette curiosité : qui aurait pu penser changer d'une carrière active dans l'armée vers un poste tranquille dans un Londres décidément bien sage et calme. D'un autre côté, où aurait-elle pu aller ? Les professions aussi excitantes que le front étaient rares, il fallait bien l'avouer. D'un mouvement négligent de la main, Aedis répondit en souriant :


- Désolée, je n'ai pas l'habitude de parler de ça. Mais ça ne me déplait pas de m'ouvrir un peu...  Je comprends votre stupéfaction...

Elle ne la comprenait même que trop bien. Quand elle était allé voir son supérieur hiérarchique là-bas, en Afghanistan, il avait ouvert des yeux ronds comme des soucoupes, et avait fait un tête telle qu'Aedis ne lui en avait jamais vu. Il avait presque eu l'air humain, sur le coup. Et il l'avait questionné longuement... Quand, au début de son service, elle était passée à deux doigts de la mort, elle n'avait pas bronché. Quand, encore plus tôt, elle avait tué son premier homme, elle s'était accrochée. Elle avait survécu à quatre ans d'enfer, à quatre ans de survie... Aux quatre premières années où elle s'était fait des amis... Elle avait haussé les épaules, et avait pleuré sur le trajet du retour, cachée loin des autres. Elle savait pourtant que c'était nécessaire.


- Il y a eu un attentat suicide lors d'une des patrouilles que j'effectuais avec mes hommes. Ca m'a... Calmée. Quant à mon changement de carrière... C'est que les livres sont ma passion, tout simplement. Je ne savais pas trop quoi faire d'autre...

Il y avait une once de regrets dans ces mots, mais rien de clair. Aedis se félicita toutefois de ne pas avoir ses collègues dans les environs. Ces petites demoiselles ne savaient trop rien du passé de leur patronne, même si elles se questionnaient plus que de raison.

Aedis haussa les épaules. Étrangement... Non, pas étrangement, le psychologue lui avait dit que c'était tout à fait normal- elle n'avait guère de souvenirs précis de cet événement. Elle se souvenait, plus que de la situation, beaucoup des émotions. Quand autrefois elle lisait dans les livres « l'odeur de la peur lui sauta au nez », elle riait, ou du moins pensait plus à un procédé littéraire qu'à une réalité tangible. C'était des idées fausses. L'odeur de la peur, elle l'avait vraiment senti, mais jamais les héros ne l'évoquait comme elle s'en souvenait : l'urine, la sueur, le goût métallique du sang et les effluves de poudre et de feu. L'odeur de régurgitation, aussi, venant de ceux qui avaient posé leurs yeux sur des hommes, des femmes, des gosses pas plus haut que trois pommes -et à qui la veille ils avaient encore donné des bonbons !- aux corps morcelés, aux entrailles apparentes et dégoulinantes dans la rue sens dessus dessous. Le chaos indescriptible qui régnait était affligeant, car horriblement silencieux. Déboussolée, crispée, sanguinolente -le sien ou le leur ?- elle s'était relevée, avant de chuter à nouveau en jurant. Les sons étaient revenus doucement, lui permettant de prendre de l'assurance et de chercher des survivants, en priant pour que ce ne soit pas un double attentat. Mais à ce moment-là, elle n'avait pas voulu prendre ses précautions, et avait tiré quelques uns de ses hommes à l'abri.
Elle entendit un mot. Horrible ? Oui, c'était ça. Sans doute le meilleur résumé qu'elle ai pu entendre.


- Je crois que je ne comprends pas plus...

Ce... Connard, avait tué beaucoup de civils aussi. Quel intérêt ? En plus, ils étaient en patrouille préventive, dans les rues d'habitations. En bref, une bêtise sans nom, sans doute créée par l'endoctrinement. Aedis haussa les épaules, et sourit en entendant la suite :


- La sécurité au prix de l'adrénaline ? Je prends !

D'un geste rapide et précis, elle fit passer les livres sous la liseuse, et les tendit à la demoiselle en y ajoutant un signet tamponné de la date de retour.


- N'hésitez pas à téléphoner ou envoyer un mail si vous souhaitez une rallonge.

Sourire aux lèvres malgré les souvenirs qui avaient tendance à remonter dans son esprit, Aedis baissa la tête légèrement en entendant le remerciement d'Esther. Elle replaça l'une de ses boucles, qui s'était enfuie de son oreille, et répondit affablement :

- De rien ! J'espère vous revoir bientôt !

Il y eut quelques secondes de flottement, pendant lesquelles Aedis se demandait qui était réellement son interlocutrice. Elle lui avait parlé sans hésiter, avait raconté sa vie alors que même ses collègues n'étaient pas au courant. Avoir expliqué ses raisons de partir malgré son jeune âge, ce qui s'est passé à l'autre bout du monde, voilà quelque chose auquel elle ne s'était pas attendu en allant simplement piocher quelques livres pour une lectrice curieuse. Ca lui faisait bizarre de voir à quel point elle était bavarde quand elle s'y mettait, mais ça lui faisait du bien tout de même. Dire que certaines payer pour parler ainsi ; alors qu'il y avait tant de gens intéressants qui savaient prêter une oreille attentive à ceux qui en avaient besoin !
Haussant un sourcil en voyant la main tendue d'Esther, la bibliothécaire afficha une moue surprise, qui se transforma rapidement en un sourire franc. Se levant en faisant un petit signe à une de ses collègues, qui se précipita à l'accueil, Aedis attrapa la main de la jeune femme, en une poignée ferme et décidée. Sortant de derrière le bureau, elle se mit à côté d'elle et la raccompagna jusqu'à la sortie. Lui ouvrant la porte, elle sourit, et inclina la tête sur le côté, prenant un air interrogateur :

- Voudriez-vous boire un café ce soir ? Je vous invite.

C'était impulsif, mais elle ne regrettait pas sa question. Elle appréciait un peu la jeune femme, et sa curiosité naturelle prenait le pas sur ses habitudes ; peut-être pourrait-il à son tour en savoir plus qur Esther ?

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Aedis crut un instant devoir se précipiter vers Esther pour rattraper ses livres, mais la demoiselle parvint à retrouver son équilibre seule. Elle amorça un sourire d'excuse, se rendant bien compte que sa demande était surprenante et qu'il était plus que probable qu'elle refuse. Après tout, elles étaient inconnues l'une à l'autre, et ce n'était pas quelques échanges "banals" qui changeraient la donne. Ceci dit, c'était un simple café, qui n'impliquait rien d'autre que le partage de quelques boissons. Rien de monstrueux non plus ; mais Aedis aurait compris si la réponse avait été négative. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire. Le sourire de la bibliothécaire s'éclaira, et elle hocha la tête en entendant la réponse d'Esther. Elle ne connaissait pas le Coffee Cup, mais elle allait chercher ça rapidement sur le net. Hampstead High Street n'était pas si loin, et quelques minutes suffisaient pour la rejoindre. Bon, six heures, c'était quand même déllicat... Mais la demoiselle du Yard devança son problème et l'évoqua la première. Tout sourire, Aedis acquiesça :

- En effet, la bibliothèque ferme à six heures... Et c'est moi qui m'occupe des portes. Avec les indélogeables habituels, je pense que je ne sortirai pas avant six heures et quart. Enfin, ne m'attendez pas avant six heures quarante-cinq...

Sur ces bons mots, la bibliothécaire allait saluer une dernière fois Esther, quand un bruit sourd, accompagné d'un juron bien senti, résonna dans la bibliothèque. Se retournant en sursautant, Aedis ne put que constater au niveau des dictionnaires une de ses collègues qui avait fait tomber une pile de livres. Levant les yeux au ciel, la demoiselle soupira, et se tourna rapidement vers la lectrice :

- Merci d'être passée. Et... A tout à l'heure.

Sourire affable aux lèvres, elle s'élança pour aider la pauvre fille, apparemment encore plus maladroite qu'elle-même ne l'était.

L'après-midi passa comme un soupir. Son boulot était plus prenant qu'elle ne l'aurait avoué, et aussi, elle fit la fermeture avec une once de surprise : déjà ?! Les lumières du bâtiment furent éteintes, les derniers lecteurs gentiment chassés et quelques livres qui trainaient furent amenés à leur place correcte. Aedis rassembla ses affaires, et, sac sur l'épaule, se rendit au café où elle avait ce rendez-vous impromptu.
Se perdant entre deux ruelles, elle arriva quelque peu en retard, mais au moins était-elle là ! Entrant dans le café, un très joli bâtiment soit dit en passant, elle put apercevoir Esther lui faire quelques signes de la main. Tout sourire, elle s'avança, posa sac et veste sur la chaise avant d'elle aussi s'asseoir.

- Vous avez passé une bonne après-midi ?

A peine eut-elle obtenu une réponse qu'un jeune serveur aux cheveux blonds s'approcha de leur table, air affable sur le visage. Avec son sourire chaleureux, ou du moins avec un bon mimétisme, il leur tendit la carte avant de se reculer d'un pas. Aedis feuilleta rapidement, pas pure politesse, car elle avait une forte envie de lait chaud. C'était un peu son dada, ce n'était pas très adulte, mais...

- Un lait chaud et un Paris-Brest s'il vous plait.

Se tournant vers Esther, le serveur prit aussi sa commande, avant de s'en retourner derrière le comptoir. Aedis soupira d'aise et étira ses jambes, tout en tentant de ne pas heurtant celles de la jeune femme en face d'elle. S'asseyant finalement convenablement, elle sourit, et reprit :

- J'espère que vous avez réussi à profiter de votre journée de repos.

Fallait au moins que ces choses servent.

Plutôt classique, la commande de la demoiselle. A vrai dire, Aedis ne savait même pas ce qu'était un Rooibos, la curiosité fit briller son oeil quelques secondes, et un sourire naquit sur son visage. Elle verrait ça une fois que la commande arriverait... Pas très portée sur les plantes, la bibliothécaire !
Esther retourna à ce qu'elle allait dire, enchaînant sur la question d'Aedis, qui ne put s'empêcher d'être ravie que son livre passionne la lectrice. Elle adorait l'auteur de Waylander, et plus encore ce livre-ci, qu'elle avait découvert un peu par hasard, en fouillant dans les rayonnages de sa propre bibliothèque. Maintenant, elle les mettait plus en valeur qu'ils ne l'avaient été, et elle les voyaient sortir bien plus régulièrement. Ce qui était bel et bien le but de l'opération. Alors qu'elle allait répondre à la question d'Esther, elle fut interrompue par cette dernière, visiblement gênée, qui lui demandait son nom. Aedis rosit, pinçant les lèvres, et répondit avec un rire mal à l'aise :

- Oh, oui, désolée... C'est vrai que je n'ai pas eu à vous donner de fiche avec- Enfin bref. Je m'appelle Aedis. Enchantée.

La demoiselle tendit la main presque théâtralement, et reprit, répondant cette fois-ci à la question initiale de l'enquêteur, reprenant contenance :

- Mon travail est moins fatiguant qu'on ne pourrait le penser... Je suis rarement épuisée à la fin de mes journées, du moins physiquement...

Mentalement, c'était autre chose... Il lui était déjà arrivé d'avoir à gérer une cliente qui se permettait d’allaiter son gamin de cinq ans en plein milieu du secteur jeunesse. Il y avait des gens, comme ça...

Un sourire malicieux vint se planter rapidement sur les lèvres de la jeune bibliothécaire, qui baissa la tête d'approbation. Elle fut sur le point de répondre à la question d'Esther à propos des enfants -et des imbéciles-, mais fut interrompue par une chose autrement importante : leur commande. Un silence quasi religieux passa sur leur table, alors que tasses et assiettes étaient posées devant leur nez. Aedis observa quelques secondes la boisson de la brune, satisfaisant sa curiosité, avant de remuer presque mécaniquement son lait, quoi qu'elle n'y ai rien ajouté.
Esther continua sur sa lancée, et expliqua qu'elle et les enfants, ça passait, à condition que les morveux ne soient pas trop nombreux.

- Eh bien, des imbéciles, on en voit toujours. Mais je suppose que c'est valable partout. Au moins ceux que je vois sont globalement inoffensifs. Quant aux gamins... Je suis loin d'avoir choisi ce boulot pour eux. Je suis fille unique et... J'ai horreur des enfants. J'ai une collègue à l'instant maternel suffisamment développé pour lui laisser les commandes de ce coin-là.

Elle coupa une part de Paris-Brest, qu'elle enfourna dans sa bouche avant de mâcher avec ravissement. C'était ce genre de choses, entre autres, qui auraient pu lui manquer sur le front. Mais quand elle y était, elle ne s'en était pas vraiment rendu compte. Si aujourd'hui elle y retournait, peut-être aurait-elle plus de mal à se faire à la vie à la dure ? Quand elle s'était engagée, elle n'avait connu que la solitude de son hameau des Highlands...

- Ca ne parait pas ridicule, loin de là. Je crois que je comprends, même si je n'ai pas tout à fait le même point de vue. Ils m'agacent plus qu'ils ne m'angoissent, et j'ai beaucoup de mal à ne pas remettre en place les plus agités d'entre eux.

La dernière phrase d'Esther fit frissonner Aedis, qui baissa les yeux vers sa patisserie, avant de répondre doucement :

- Je suppose que c'est différent quand c'est la mère, mais... Mon père a fait l'armée, et... C'était mon héros. C'est vrai ça doit être angoissant, je n'aimerais pas être de ce côté là de la barrière, mais en tant que gamin. C'était super de se dire que mon père sauvait des gens... Aedis eut un pâle sourire d'excuse. Sauver des gens... En en tuant d'autres. Et les retrouvailles n'en étaient que plus belles.

Plongeant son nez dans sa tasse, tenue entre deux mains ravies de sentir la chaleur contre leur peau, Aedis but quelques gorgées, avant de reposer son lait sur la table. Sentant une légère moustache blanche, la demoiselle passa sa langue sur ses lèvres, et esquissa un sourire.

Pour la suite:

Satisfaite de son effet -voyant que la demoiselle retenait un rire entre ses lèvres-, Aedis plongea dans sa tasse avec un sourire aux lèvres. Les mots qu'Esther marmotta entre ses lèvres faillirent arracher un rictus à la bibliothécaire, pas tout à fait convaincue. Être fille unique n'était pas particulièrement merveilleux, du moins pas de son point de vue ; ça l'avait sans doute enfermé encore plus dans ses livres, et quand elle avait rencontré d'autres gens, elle n'avait pas su s'y intégrer et communiquer avec eux. Et la voilà devenue la fille timide et effacée, qui se couchait toujours dans la cour de récré devant les grands, qui restait dans son coin... Et qui rêvait de nouveaux horizons. Un petit soupir s'échappa de ses lèvres alors qu'elle reposait sa tasse sur la table. Elle observa du coin de l’œil les joues d'Esther s'empourprer ; amusant comme les deux jeunes femmes semblaient sombrer dans leur passé et se souvenir de vieilles choses. Ces séquences de nostalgie laissaient leur table bien silencieuse, silence entrecoupé par des bruits de cuiller et de tasses s'entrechoquant contre les assiettes.
Parlant de son géniteur lui fit un petit coup au ventre ; elle ne voyait déjà pas souvent sa mère, perdue dans ses highlands écossais... Quant à son père, c'était un miracle si elle le voyait une fois par an ; et à chaque fois, elle frissonnait en voyant de nouvelles cicatrices, de nouvelles rides, de nouveaux cheveux blancs ; elle lui demandait à chaque fois pour quand était la retraite, mais chaque occasion de le questionner était de moins en moins humoristique. Elle s'inquiétait toujours pour lui. Apparemment, pour Esther, les choses étaient bien différentes : elle parlait de son paternel au passé, ce qui laissait peu de place au doute quant à son état. Une pointe de curiosité piqua l'esprit de la bibliothécaire, mais elle se retint ; les deux femmes se connaissaient à peine, elle n'allait pas la forcer à lui parler plus qu'elle ne le voulait...

- Disons que l'idée a germé grâce à lui, mais j'étais une gamine plutôt perdue et solitaire. J'avais envie de faire quelque chose de ma vie, c'est tout... De prouver que j'en étais capable...

Elle se pinça les lèvres, et secoua la tête : et elle en était là, maintenant. A surveiller des mioches, ranger des bouquins, indiquer où étaient les toilettes. Ça, au moins, elle en était capable. La main droite d'Aedis glissa sous la table, se serrant en un poing nerveux. Elle allait reprendre la parole, quand un bruit sourd l'interrompit ; elle sentit son portable vibrer dans sa poche, et elle leva un sourcil circonspect en sortant son téléphone. Elle leva les yeux vers Esther avec un sourire d'excuse:

- Désolée...

Elle n'aimait pas sortir son téléphone devant les gens, surtout au moment d'un moment comme celui-ci. Mais elle était réaliste : trop de peu de gens avaient son numéro pour qu'elle ne s'inquiète pas de recevoir un sms. Déverrouillant la chose -un vieux truc à clapet dont les seules fonctions étaient les appels et les messages- elle lut... Et leva les yeux au ciel. Une de ses collègues l'appelait à l'aide : un représentant d'une librairie était venu pour se plaindre des délais de paiement, et refusait de croire que ce n'était pas à la bibliothèque de gérer ça. Il tenait ab-so-lu-ment à voir la responsable, mais oh malheur, la responsable n'était pas là. Et évidemment, tout ceci en-dehors des horaires d'ouverture, histoire d'être bien chiant. Aedis grogna, et rangea son appareil:

- Je suis désolée, mais les troupes ont besoin de leur général... Si vous voulez me revoir, vous pouvez passer à la librairie, mais... voilà mon numéro et mon adresse mail.

Elles pourraient peut-être se faire un petit ciné un de ces quatre ? Amusant comme des rencontres au hasard comme ça pouvaient évoluer. Elle prit un bout de papier, où elle inscrivit ses coordonnées, puis lâcha quelques pièces -sans doute assez pour payer leurs consommations à toutes les deux- avant de s'enfuir en courant. Elle qui pensait être tranquille au niveau des horaires dans la bibliothèque !

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