Chaque année, la salle de réception du Home Office, à Marsham Street, se pare de couleurs festives, de musique doucereuse et de rires composés. C'est le Night Gala du personnel, celui où tout le monde descend de son bureau immense, de sa tour d'ivoire, délaisse les dorures du Parlement (pour les MP) pour venir se mettre au même niveau, sur le tapis rouge, une coupe de champagne à la main, afin de sympathiser avec ses collègues. Qu'on soit secrétaire, ministre, député ou réceptionniste, l'invitation est officielle : les petits fours sont pour tous et il n'y a plus de milieu social qui tienne. Enfin, sur le papier glacé du carton en tout cas...
Parce que bien entendu, très rapidement, les petits groupes se forment : les réceptionnistes discutent entre elles, les MPs en fonction de leur bord, se regardent en chien de faïence et les secrétaires comparent les dossiers qu'ils ont eu à traiter, leur ancienneté, échangent anecdotes croustillantes et plan de carrière.
Bien entendu, l'homme à la tête de tout ceci, ou tout du moins dans les formes, se retrouve seul, souriant, sa coupe de champagne à la main et échangeant des poignées de mains et des légers signes de tête. Cet homme, c'est Aaron Saxon et il doit vous avouer quelque chose : il déteste les galas.

Oh, pour autant qu'il lui en souvienne, cela remontait à son enfance. Aaron détestait les réceptions familiales, toujours trainant en longueur, toujours pleines de personnalités importantes qu'il lui fallait connaître. C'était d'un ennui... Le maître d'hôtel passait dans les rangs et proposait champagne et petits fours. Les enfants n'avaient bien entendu le droit qu'à du jus de fruit, frustration intense face au liquide doré et pétillant, et aux sempiternels canapés, amuses-bouches ou autres petites choses recroquevillées sur un plateau d'argent.

Aujourd'hui, Saxon n'aime plus les petits fours, il les a en horreur. Ce sont toujours les mêmes verrines, pains tartinés de toutes les couleurs. À chaque fois qu'il voit passer un serveur et son plateau brillant, ainsi que son sourire colgate, il a envie de mettre un coup de poing dans le plateau pour qu'il valse dans les airs. Au moins cela l'occuperait. Lyra l'a abandonné depuis quinze bonnes minutes, elle discute avec d'autres femmes de parlementaires : il est question de leurs bonnes oeuvres. Elles rient, elles ont l'air de s'amuser. Saxon ne fait même plus semblant, il en a marre. Il préfèrerait être dans son bureau à travailler. Même Pimbleton l'a délaissé : urgence familiale. Le traitre !

Alors le ministre sirote sa coupe de champagne, guère convaincu bien qu'il soit bon. Il évite prestement le serveur aux petits fours qui repasse dans son secteur et finit par se retrouver un peu plus au milieu de ses "collègues". Il salue tout le monde, le plus jovialement possible, bien qu'il ne fasse pas illusion auprès d'eux. Il passe pour coincé et taciturne, ce qu'il est certes et il se fiche bien de ce que tous peuvent penser car c'est lui le ministre tralalère.
Cette idée le fait sourire un peu plus franchement et il finit par croiser le regard d'un homme qui vient d'arriver. Lui il l'aime bien : il reconnaît un comparse de meute en lui. Il sait que s'il est lui-même l'alpha, le petit ne se tient guère loin et cela lui plaît. Après tout, on a toujours besoin d'un successeur non ? Un successeur de confiance entendons nous.

Son arrivée est relativement récente mais il a su faire son trou au bureau : Pimbleton n'a pas ses ambitions et il sait que ce qui le lie au ministre n'est pas mis en danger donc il lui a fait bon accueil. Saxon est moins expansif et il continue à le jauger régulièrement.
Ce soir par contre, cet homme, son secrétaire, se présente un peu comme sa bouée de sauvetage et c'est d'un pas pressé qu'il se dirige vers lui :

- Dorian, content de vous voir ! Vous allez bien ?

Ouch ! Freinons la jovialité tout de même, car sinon le ministre risque d'user son quota annuel en deux phrases...

Team Building it is. Donc Saxon regarda Dorian et fit une fausse mimique réprobatrice, vous savez, ce genre de sympathie polie que l'on feint avec ses subalternes. Ceci dit, son secrétaire était plus qu'un subalterne et la soirée aidant, le ministre n'était pas loin de penser ce qui suivit :

- Oh voyons Dorian, vous pouvez m'appeler Aaron, nous ne sommes même pas dans nos locaux.

Il eut paru en effet quasiment hérétique de faire les zouaves au Parlement, où Saxon possédait son bureau principal. Cela imposait toujours le respect d'entrer dans ces dorures anciennes, ses hauteurs de plafond qui semblaient représenter l'importance de ce qu'on discutait dans l'ombre des alcôves. Mais aujourd'hui, c'était simplement de la dorure moderne, en kit, avec du velours qui détonnait et qui piquait les yeux du ministre.
Il adjoignit une petite tape derrière l'épaule à sa phrase qui invitait à la décontraction. Et malgré tout, son regard, à lui, était inquisiteur, suivait tout ce qui se déroulait dans la salle. Savait-il réellement se détendre cet homme-là d'ailleurs ? Et puis le "nous ne sommes même pas dans nos locaux" soulignait bien qu'ici c'était Aaron, mais qu'au bureau, le "Mr le ministre" serait toujours de rigueur. Il sourit malgré tout à la remarque du jeune homme :

- Évitons alors de servir trop de champagne à Élizabeth cette année, ou tout du moins, gardons une distance de sécurité.

Élizabeth, standardiste à la voix tonitruante, appliquée dans son travail le jour, bien trop familière en soirée et dont la propension à boire plus que de raison couvrait souvent de honte ses camarades de bureau. Mais elle atteignait bientôt la cinquantaine et faisait partie des murs si bien qu'on souffrait ses écarts avec un silence entendu ou des petites piques convenues.
Élizabeth en était, déjà, à sa quatrième coupe de champagne...
Le ministre reporta son attention sur Dorian et se retint de lui poser une question de travail : "Avait-il bouclé le dossier concernant la bavure d'un agent de police qui avait un peu trop secoué un prévenu la semaine dernière ?". Il connaissait la réponse : si Dorian était en face de lui à cette heure, c'est qu'il avait terminé son travail, sinon il n'aurait même pas posé un orteil sur ce fichu velours synthétique.

La question se peignit donc quelques secondes sur son visage avant qu'il la range de côté et qu'il enchaîne sur quelque chose de plus approprié :

- Lyra me tanne depuis des semaines pour que vous veniez dîner à la maison. Elle aime bien rencontrer les personnes qui gravitent de près autour de moi.

On ne savait, vu le ton employé, si Saxon désapprouvait ou non la démarche de sa femme. Disons qu'une crispation légère pouvait indiquer qu'en parler l'agaçait mais jamais il n'aurait ajouté le fond de sa pensée : "et vous savez comment elle peut être pénible quand elle a une idée en tête".
En société, le couple s'adorait soi-disant. Cependant, force est de constater que Lyra préférait aller parler à quelqu'un d'autre plutôt que de tenir compagnie à son taciturne époux...

Le ministre nota bientôt qu'un groupe s'activait du côté de la scène. On allait décerner les médailles aux employés de l'année, tradition ridicule que Saxon détestait au plus haut point mais à laquelle les employés semblaient tenir. Il désigna du regard le petit groupe qui installait le micro et dit :

- Vous allez avoir une nouvelle distinction cette année, vous avez d'excellents résultats.

Compliment détourné mais compliment tout de même.