-Un, deux, trrrois, quatrrre, cinq, six, sept et huit, et un, deux…

Roksana comptait vite en claquant des doigts au rythme de la musique qu’elle avait choisit bien des mois plus tôt pour cette chorégraphie un peu compliquée qu’elle avait choisies sur la chanson « Sway ». Trois garçons et trois filles dansaient une chorégraphie burlesque, en tenues à paillettes qui semblaient tout droit sorties des années 50. La générale était le lendemain et la jeune femme ne pouvait pas se permettre une seule erreur. Elle était payée assez cher pour ça et voulait bien mériter son cachet, et surtout sa réputation. Il était hors de question de risquer d’abimer une couverture qui lui valait une renommée dans une dizaine de pays dans le milieu de la danse, et une couverture parfaite pour voyager à son aise, pour ses activités illicites. La jeune femme ne pouvait pas se permettre des erreurs grossières. Et elle aimait vraiment son travail. Enfin… Ses travails. Elle était tellement concentrée dans l’exécution des mouvements que les six danseurs professionnels devaient faire qu’elle mimait elle-même sa propre chorégraphie, dans des mouvements bien moins grands et bien moins propres que ceux que les danseurs devaient exécutés, tout en continuant à compter.

Elle avait de la chance de travailler avec des gens sérieux pour ce show, ça n’avait pas toujours été le cas. Certains s’estimaient au dessus des exigences des chorégraphes, changeant la chorégraphie, arrivant en retard, ou préférant tout simplement sortir s’amuser et ne pas venir aux répétitions. Il n’était pas facile de se faire un nom dans ce métier où les égos finissaient souvent par devenir sur dimensionnés. La jeune femme faisait avec, et sa rigueur, son exactitude et sa manière pointilleuse d’aborder les choses lui avait valut un gros succès auprès des investisseurs, sans parler de l’originalité de ses chorégraphies. Elle faisait partie de ces russes qui vivaient bien, un petit dixième de la population tout au plus… Mais n’était pas encore au niveau de ces trafiquants et mafieux qui eux, avaient des milliards à dépenser n’importe où n’importe quand. Et cela ne l’intéressait pas. La répétition prenait plutôt une bonne tournure, et la générale de demain serait sans doute un franc succès, même si l’adage voulait qu’à générale foirée, spectacle réussi… Ils partaient pour cinquante représentations si tout allait bien, tous ne pouvaient pas être réussis hélas, elle le savait bien. La perfection, on ne peut jamais faire mieux que la frôler…

La musique arriva à sa fin, et la jeune femme coupa le poste qu’elle avait posé sur la table de travail disposée au 4° rang des spectateurs, alors qu’en régie, on fignolait l’installation des projecteurs pour le lendemain soir.

-C’était superrr ! Vrrraiment ! Je pense que pourrr celui-là, ça serrra bon. Prrrenez quinze minutes, et on s’attaque à « Feverrr », okay ?

Les danseurs approuvèrent et quittèrent la scène, certains pour boire un café, d’autres pour fumer une cigarette. Roksana pour sa part s’assit sur un des sièges rouges, soupirant de contentement, avant de prendre son téléphone et de regarder ses messages. Un sms d’une amie demandant si elle était disponible le soir même pour boire un verre, un mail de son employeur du moment pour savoir si tout allait bien qu’il serait préférable qu’elle reste après la générale pour parler à la presse, et deux messages vocaux. Elle prit le temps de les écouter, le premier étant en russe, il s’agissait de sa mère qui voulait de ses nouvelles, et le second en anglais, lui donnait rendez-vous dans trois jours dans un café de Westminster. Elle n’avait pas trop à chercher pour savoir de quoi il s’agissait. Le quart d’heure écoulé, les danseurs revinrent, avec les bons costumes, et la jeune femme mit la musique, et les corps commencèrent à bouger. Mais quelque chose n’allait pas. Dans son dos, Roksana sentait une présence, ce qu’elle n’aimait pas du tout. Finalement, elle se retourna, pour découvrir une jeune femme, presque encore une adolescente, complètement trempée, avec un appareil photo. Instantanément, elle coupa la musique.

-Qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ? Vous n’avez pas le drrroit d’entrrrer dans le théâtrrre en dehors des heurrres de rrreprrrésentation.

La jeune femme n’avait qu’une peur, qu’on lui vole ses chorégraphies. Cela arrivait constamment dans ce milieu, il n’aurait plus manqué que ça.

Roksana n’était pas née de la dernière pluie, qu’il s’agisse de sa vraie vie professionnelle ou de sa double qualité. La jeune femme était bien plus intelligente que cela. Et méfiante surtout. Des excuses, elle en avait entendues beaucoup, des excellentes et des stupides, et elle en avait elle-même utilisées pas mal. Aussi bien ne la prenait-on pas facilement pour une idiote qu’on pouvait manipuler à son gré – à vrai dire c’était peut être plutôt elle qui manipulait les gens à son gré, mais ceci était une autre histoire – mais l’excuse de la jeune fille blonde lui parut… Totalement stupide. Il n’y avait pas d’autre mot. Roksana avait presque eut envie de rire. Sa carrière de chorégraphe dépendait de l’originalité de son travail, et elle connaissait assez de collègues qui avaient finis tout en bas de l’échelle parce qu’un autre était passé par là et lui avait volé ses idées, que ce soit pour la mise en scène ou pour les mouvements en eux-mêmes, sans parler des costumes. La danse était la passion de la jeune femme, seulement une infime partie de son gagne-pain, mais comme toutes les passions qu’elle avait, elle était intransigeante et exclusive. Elle ne pouvait donc pas se permettre le moindre laissé aller.

Aussi sa réaction avait été vive, voir même brutale, quand elle avait aperçut cette intruse dans son théâtre, son domaine, cet endroit où elle passait la claire majeure partie de son temps. Méfiante ? La russe l’était. Bien au-delà de toute mesure connue d’ailleurs. Et c’était sans doute ce qui lui valait son petit succès dans ce monde très fermé et très illicite des contrebandiers d’art. Pas de partenaires, un seul intermédiaire, un mal nécessaire pour ne pas risquer d’être en première ligne, et un carnet d’adresse bien remplie, de toutes les personnes possibles et imaginables, toutes nationalités confondues. Prudente ? Elle l’était encore plus, ne se rendant jamais là où on pensait pouvoir la trouver, ne se manifestant jamais directement à ses clients, même quand ils exigeaient de la voir, et même quand elle travaillait pour eux pour la dix-huitième fois consécutive. Dès que la ligne de la loi est franchie, il n’y a plus d’amis possible. Tout n’est que méfiance. Et on ne peut pas vraiment empêcher ce petit travers de déteindre sur la vie « normal » de la jeune femme. Tolérance zéro dans la vie de la russe, et voilà tout.

-Hm... Excusez-moi de vous déranger pendant votre répétition. Mais il pleut des cordes dehors, je cherche juste un abri en attendant que ça passe...

Roksana, les bras croisés sur sa poitrine, fronça un sourcil. Sérieusement ? Elle n’avait rien trouvé de mieux que cette excuse qui sonnait atrocement faux ? Il n’y avait pas de café ou autre chose dans ce quartier ? Comment les anglais avaient-ils conçus leurs villes ?

-Je m'appelle Alexis Buckley, je passais par là en rentrant de l'université.

Université ? Une étudiante ? Roksana restait pour le moins dubitative. La jeune femme s’approcha de la flamboyante russe, ses yeux brillants de curiosité. La jeune femme leva les yeux au ciel.

-Ecoutez, je suis vraiment désolée. Je ne voulais pas vous déranger ou quoique ce soit d'autre. Je passais juste par hasard, je veux juste un abri le temps que l'averse passe... Aucun taxi n'accepte de me prendre et j'ai oublié mon parapluie chez moi, à l'autre bout de la ville... Alors s'il vous plaît... Est-ce que je peux rester ? Je promets que je ne vous dérangerai plus ! - encore désolée d'ailleurs – Je ne ferai pas de bruit...

Hélas, il aurait été trop simple que la russe plie aussi facilement. Son travail passait avant tout !

-Vous pouvez prrrendrrre le métrrro, il y a une station à deux pas, assena froidement la russe. Il n’y a rien de mieux que je puisse faire pour vous.

La russe s’apprêta à tourner les talons quand l’ingénieur son et lumière intervint :

-Roksana, on sait tous que tu as été élevée à la dure dans un stalag, mais ce n’est pas le cas de tout le monde à Londres… Elle va crever de froid si on la remet dehors.

Devant le regard assassin de la russe, le jeune homme leva les mains :

-J’en prends la responsabilité ça va…

-Comme tu veux !!! lâcha la jeune femme, agacée.

Les danseurs revenaient de leur pause, jetant un regard mal assuré à Roksana. Elle allait finir par passer ses nerfs sur eux à ce rythme.