Ce matin-là, tout semblait aller de mal en pis. Plus que les autres jours demanderez-vous ? Eh bien, presque... Pour le ministre Saxon, ce jour s'annonçait sombre et difficile. C'était le jour qu'il s'était fixé pour résoudre, une bonne fois pour toutes, l'affaire Moriarty ou plutôt le fiasco Moriarty comme il l'appelait dans sa tête. Se fixer des échéances est normalement un exercice motivant, malheureusement dans ce cas-ci, Aaron rénâclait à pousser plus avant : au bout l'attendait une confrontation et pas des plus agréables, un tête à tête avec Mycroft qui n'aurait rien de calme. Le ministre, pourtant, affectionnait particulièrement ses rendez-vous avec cet homme qui, à la tête du MI5 avant que lui-même devienne ministre de l'intérieur, était devenu peu à peu, ce qu'il caractèrisait comme "un ami". Et on aime jamais confronter un ami, c'est pourquoi d'ailleurs, on évite souvent de faire des affaires avec lui ! Mais quand on est à la tête du Home Office et donc, normalement responsable du MI5, il est difficile de se faire des accointances.

Oh bien sûr, Saxon connaissait sa véritable place dans la hiérarchie. Si sur le papier il était en effet le chef du MI5 qui dépendait du département de l'Intérieur, il savait d'expérience que les services secrets, qu'ils soient britanniques ou étrangers, n'ont pas de maître. Que voulez-vous : les gouvernements passent mais les services secrets, eux, perdurent. C'est pourquoi jamais il n'interférait en général avec les affaires de Mycroft, bien au contraire, il l'appuyait et le laissait mener sa barque comme il l'entendait, étant la tête pensante (et quelle tête pensante ! - oui Mycroft avait bien trois grands fans sur Terre, Anthéa, Arya et Aaron) de l'Intelligence britannique.
Aujourd'hui, malgré tout, il était de son devoir de demander des comptes et il n'avait déjà que trop tardé. Car l'affaire bien qu'étouffée par le Home Office, était arrivée jusqu'aux oreilles du Prime Minister qui s'était fait une joie de tomber sur le dos de son rival et de le descendre en flammes. Les dernières Communes avaient été houleuses et Saxon, s'il défendait son ministère avec hargne, n'avait eu que le poids des mots et non de la conviction. Car lui-même se demandait encore : What the fuck ?!

Que Sherlock fut revenu d'entre les morts importait peu au final. C'était agaçant car il volait la vedette à tout le monde, comme toujours, mais ce n'était pas une affaire d'état. Par contre, qu'un dangereux criminel à la tête d'un réseau non moins criminel que lui-même, soit retenu pendant des jours au MI5, qu'il parte libre comme l'air et qu'il se serve des informations qu'il a glâné au cours de son interrogatoire pour mettre en échec toute la sécurité d'un pays, qu'il montre sa toute puissance sans que l'on puisse même rêver de le condamner, ça, oui, c'était inadmissible.
Saxon vivait là-dessus depuis des mois, refoulant sa nervosité et sa rage mais elles étaient devenues trop pregnantes pour les étouffer plus encore. Il fallait que ça sorte et vite ! Le problème c'était que, comme par hasard, depuis des semaines, Mycroft lui aussi esquivait avec brio la dite confrontation en jouant les occupés. Mais foi de ministre, pas ce matin...

C'est donc en effet un homme au front ombrageux qui se présenta à Thames House devant Anthéa et c'est avec une mimique assez nerveuse qu'il répondit à son "Good Morning" :

- Bonjour à vous aussi Anthéa.

Oui, il l'appelait ainsi, sans grande civilités car ces deux-là se connaissaient depuis que Mycroft fréquentait Saxon. Il y avait donc encore toutes les barrières de leurs professions respectives entre eux, mais plus les formulations ampoulées. Il la suivit docilement avant de dire, incrédule :

- Réunion n'est-ce pas ?

Elle confirma et il secoua la tête pour le rendez-vous. Il savait que de toute manière, la date serait repoussées jusqu'aux Calendes et qu'on en entendrait plus parler. Non, il ferait du forcing s'il le fallait, il se présenterait chaque jour, chaque heure du jour et de la nuit mais il coincerait Mycroft. Il soupira, comme impuissant face à tout ce qui l'ennuyait dans cette histoire et regarda Anthéa :

- J'imagine que vous vous doutez des raisons à mon mécontentements Anthéa ? Vous savez que tôt ou tard, il faudra que votre boss et moi ayons une conversation, que ça ne se règlera pas sans cela ?

Rhétorique que tout ceci mais il la laissa répondre et réfléchir, alors que lui même soupirait une nouvelle fois, guère convaincu de l'aboutissement. Régler les choses ? Oh certes, rien ne serait réparé, mais il souhaitait au moins que Mycroft puisse se justifier devant lui. Aaron essuirait ensuite les dégâts, tant pis, mais cela aurait un prix, un jour...

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"Quite upset". Pimbleton avait toujours manié l'art de l'euphémisme avec distinction. Chez ce jeune homme ombrageux, sommeillait la manière de la formulation qui touchait juste et une grande générosité. On se demandait parfois comment une telle personne pouvait avoir été amenée jusque dans les griffes d'un ministre de l'intérieur. Peut-être était-ce parce qu'il était animé par la puissance d'un idéal, qu'il croyait reconnaître dans Saxon... Les idéalistes sont des personnes très fidèles, mais en général, elles tombent de haut !
Dans l'antichambre de Thames House, le secrétaire rangea avec des gestes soigneux son iPhone dans la poche intérieure de sa veste. Ce n'était guère de la trahison que de prévenir cette belle plante qu'était Anthéa. Il eut un sourire en pensant à la jeune femme et se renfonça dans son fauteuil.

Quelques étages plus haut, Saxon jouait toujours les agités, même si la lassitude était tombée sur ses épaules comme une chappe, dont il avait peine à se débarrasser. Le ton, un peu moins froid de la PA, avec une touche de compassionnel lui intima de se resaisir et c'est un oeil plus acéré qui se posa sur la jeune femme, alors qu'il s'asseyait, auprès d'elle.

« Je le sais, monsieur. J’ignore quand finira la réunion de M. Holmes, mais vous pouvez l’attendre ici si vous le désirez. Puis-je vous offrir un thé ? Café ? »

Le petit stratagème commençait par faire effet et malgré que le visage fut assez fermé, les épaules du ministre se détendirent et il répondit sur un ton égal :

- A cup of tea, please.

Il avait remis, lui aussi, le masque poli du politicien, celui qu'il arborait quasiment tout au long de la semaine. S'il s'était découvert devant Anthéa, c'est qu'elle était le bras droit de Mycroft, elle représentait donc une part de l'amitié que Saxon avait pour lui. Et puis il la connaissait de longue date et on fait souvent tomber les masques avec les gens que l'on cotoie depuis longtemps.
Il savait déjà qu'il ne verrait pas Mycroft après la réunion mais il consentait à attendre un peu. De toute façon, il devait se rendre à la Chambre des Communes dans l'après-midi...

Aaron prit une longue gorgée de thé brûlant, continuant sur le chemin de la détente, bien que son esprit aille à 100 à l'heure. Il la regarda prendre place, toujours élégante et professionnelle et ne put retenir un léger sourire, qui mourut aussi rapidement qu'il était venu. Mais c'était une manière de briser la glace.

« M. Holmes, en son absence, m’a donné ordre de lui servir d’intérimaire si jamais une affaire importante venait à se présenter. Si cela vous convient, nous pourrions commencer à en discuter. Ainsi si M. Holmes revient à temps pour vous voir…. »

Il balaya de la main cette hypothèse. Ils savaient tous deux que rien de tel n'arriverait. Il reposa sa tasse et dit, sur le ton de la confidence :

- Je le sais Anthéa et vous avez par le passé revêtu ce rôle auprès de moi avec beaucoup de brio.

Il hocha vivement la tête lorsqu'elle évoqua Moriarty et une grimace se peignit sur son visage anguleux. Pouah ! Quel ambroglio que cette affaire ! Il déglutit, sentant de nouveau la fureur renaître de ses très vieilles cendres :

- Parfaitement. Vous savez que les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés et ce dicton s'applique parfaitement à ma fonction. Les informations mettent toujours un temps interminable à me parvenir et en général, il est trop tard pour faire quoique ce soit. À part bien entendu rassurer les gens et serrer des mains dans la rue... Cependant, l'affaire concernant Moriarty a été remarquablement étouffée. Il faut dire que la coqueluche des médias, j'ai nommé notre détective national s'écrasant lamentablement au bas d'un immeuble, faisait vendre beaucoup plus de papier qu'un criminel qui finalement n'en était soi-disant pas un.

Il reprit son souffle. Avec l'énervement, Saxon entrait vite dans cette logorrhée politicarde qui comblait les journalistes. Il la laissa noter quelques petites choses et continua, avec vigueur :

- Or, vous comprendrez que j'ai des comptes à rendre, même si ce ne sont pas *mes* salles d'interrogatoires qui sont ouvertes aux quatre vents ! J'aimerais donc que Mycroft prépare ses arguments : pourquoi a-t-il laissé sortir Moriarty du MI5 ? Oh je sais ce que vous allez me dire, qu'il fallait démanteler le réseau, que Moriarty seul ne servait à rien... Mon autre question, la voici : comment se fait-il que votre patron, pourtant si sûr de lui ait jugé utile de laisser ce malade terminer sa guéguère avec l'autre Holmes hein ?

Non mais c'était vrai à la fin ?! Est-ce que plus rien n'allait droit dans ce bas monde ? Il la laissa répondre, avancer ses arguments et noter ce qu'elle devrait débriffer avec son chef. Il ajouta, enfin :

- Sachez-le Anthéa, je ne souhaite pas enfoncer Mycroft, j'aimerais simplement que nos discours concordent, afin que je fasse mon rapport devant le premier ministre.

Les deux derniers mots semblèrent s'arracher difficilement de sa bouche. Aller ce justifier devant cet incapable qui se trouvait plus haut que lui dans la chaîne alimentaire, ça le révulsait !

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