Si le texto envoyé par Arya avait bien trouvé son destinataire que ce dernier avait daigné le lire, Mycroft ne tarderait pas à arriver au Diogène's Club, le lieu qui était un peu sa deuxième maison. Saxon était habitué des lieux, car il avait plaisir à retrouver son ami dans ces murs, chargés de tableaux rappelant les dandys de l'ère victorienne. Oh, je te vois venir lecteur, tu lèves le doigt, tu m'interromps et tu demandes : "Mais comment se fait-ce que ces deux compères se retrouvent pour discuter dans un club où le silence est d'or ?" Eh bien, je te répliquerai que si le ministre attend souvent son ami dans le salon principal, ils discutent comme deux vraies commères dans le bureau de Mycroft, juste à côté. Je te sens déjà rassuré, poursuivons donc.

Aaron Saxon passa la porte du club et avec un pas plutôt volontaire mais assez léger pour ne pas faire trop de bruit sur le parquet, il se dirigea vers une petite table ronde où un moelleux fauteuil ne semblait attendre que lui. Il était plutôt tard et la salle n'était peuplée que des habitués les moins loquaces (et pour cause !) et les plus fidèles : vieux, décrépis, quasiment grabataires. Le ministre ne pouvait réprimer un frisson lorsqu'il avait affaire à pareille cour, car la déchéance humaine le répugnait. Et il devait souvent disserter à la chambre avec ce genre de public. Pouah ! Il essaya donc de ne pas poser son regard aigu sur les crânes dégarnis et déploya un journal en guise de paravant : The Guardian. Vu qu'il s'agissait plus d'un décorum que d'une lecture, il n'y jeta qu'un coup d'oeil absent et commença à penser à ce qui l'amenait ici.

Il avait choisi, une heure plus tôt, son costume favori : lorsqu'on livre bataille, mieux vaut choisir l'armure qui nous protège au mieux. Il n'y avait donc pas un pli, pas une faute de goût, pas une couleur qui ne soit parfaitement assortie dans ce costume gris foncé, à très fines rayures. Lorsque Lyra l'avait vu sortir ainsi, la démarche un peu trop raide pour qu'elle ne soit provoquée que par la chemise amidonnée, elle sut que son mari allait rencontrer Mycroft. L'entrevue qui couvait depuis des mois, que chacun, dans son genre, fuyait sans pour autant l'écarter tout à fait.
Il avait pris les devants ce matin-là, en posant un rendez-vous informel. S'il n'avait pu coincer son ami dans une salle de réunion, il ne pouvait décemment pas refuser une entrevue détendue, autour d'un verre : ç'aurait été avouer qu'il y avait un problème. Et Mycroft était bien trop subtil pour cela...

Saxon inspira et le fauteuil sembla, un court instant, bien trop grand pour lui. Il ne pouvait sortir de sa tête cette once de désappointement. Le premier Holmes avait toujours été si irréprochable, si parfait, si professionnel que cette situation inédite donnait à la saveur du moment quelque chose d'amère. Mais l'on ne pouvait plus reculer, il fallait dénouer le problème. C'est ce qu'il avait expliqué à Anthéa le matin même.
Alors qu'il hésitait entre aller se servir un verre ou continuer à faire semblant d'être très inspiré par la colonne relatant les cours de la bourse, il perçut un mouvement du coin de l'oeil. Sans tourner la tête, il reconnut immanquablement la silhouette de Mycroft et il ne put empêcher ses yeux de briller légèrement : quoiqu'il se passe, lorsqu'on revoit un ami après un certain temps, le plaisir des retrouvailles outrepasse tout le reste. Du moins, pendant les premières secondes...

Il avait été fort bien avisé de prendre rendez-vous au Diogène car les codes du Club firent qu'il se retint d'exploser alors qu'il parcourait des yeux la lettre que son ami venait de lui remettre. Il blêmit, son visage se durcit légèrement mais il serra la mâchoire et encaissa le coup. Quoi ? Après toute cette attente, mitigée de rancoeur, il lui présentait sa démission ? Vraiment ?! Saxon avait peine à le croire et son expression refléta sa pensée : How dare you...
Mais il se tût, car tous les vieux grigoux du coin le hueraient s'il se mettait à palabrer en plein milieu du salon, il choisit donc d'aller s'énerver ailleurs, en direction du bureau / salon privé / chambre de Mycroft, tout en l'enjoignant d'un geste plutôt univoque de le suivre sur le champ. C'est qu'il était impérieux le petit bonhomme quand il le voulait !

Ils se retrouvèrent donc dans la pièce qu'ils connaissaient bien, lambrissée et parquetée, à l'éclairage plutôt tamisé. Il était étrange de vouloir le conflit dans une atmosphère aussi calme, mais la maîtrise de soi commençait à craqueler dangereusement. Aaron fit volte-face, en profita pour balancer la lettre sur le bureau de Mycroft et le toisa. Déception, quand tu nous tiens aux tripes :

- Tu te fous de moi Mycroft ? J'ai quémandé comme un clampin des entrevues à ton bureau des dizaines de fois, sans aucune réponse, tu daignes enfin te montrer et tout ce dont tu te pares c'est d'une lettre de démission ? C'est une blague ?

Il expira si fort que l'on sentait sa colère surcharger l'air ambiant. Saxon ne se permettait jamais de se donner en spectacle : il était lisse, très lisse, toujours plus ou moins mesuré, parfois très cinglant, mais en pleine maîtrise de sa personne. Mais avec son ami, ce n'était plus pareil : il s'autorisait le tutoiement, les reproches, les jurons... Ils se connaissaient depuis bien des années.

- Non mais je rêves. Tu sais combien j'ai dû répondre de ce monumental fiasco depuis des semaines ? Auprès du Premier Ministre... En *personne*. En pleine chambre des communes, face à mes détracteurs. J'ai endossé le blâme, j'ai argumenté sur des tenants et aboutissants que je ne connaissais pas, j'ai couvert nos services, j'ai joué l'informé. Et à présent, tu crois que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'avouer la faute en donnant ta fucking démission ? Never !

Comme un soufflé prêt à éclater, sous trop de pression, il se dégonfla et la fatigue de ces derniers temps, le soucis et l'angoisse se firent sentir dans ses gestes. Il était très las de cette affaire qui aurait dû lui apporter les honneurs et qui l'avait remis bien en arrière dans la course au pouvoir. Et qui plus est, en grande partie à cause de la personne qu'il estimait le plus. C'était donc pire.

- Tu vois, tu ne vas pas t'en tirer comme ça, tu vas rester gentiment en place et continuer à nettoyer ce qu'il reste de la cervelle de Moriarty dans nos dossiers. Je veux une place nette, des faits pertinents, des preuves irréfutables qui couvriront ce que ton foutu MI5 a foiré. Sans parler de ton frère Mycroft : je t'avais demandé de le surveiller attentivement et tu m'avais assuré que tout était sous contrôle. Une mort et une miraculeuse ressurection, je n'appelle pas ça être son contrôle du tout ! C'est peut-être une histoire familiale, mais pas quand ça concerne le Home Office. Il a entravé une enquête nationale, des mois de travail, et je le ferais coffrer si les preuves ne t'incriminaient pas toi aussi. Mets-le au pas ou la prochaine fois, il se retrouve à l'ombre pour un bout de temps.

Saxon détestait cordialement Sherlock Holmes. C'était crescendo depuis que l'affaire Moriarty était devenue le jouet du criminel consultant... Même Lestrade l'avait couvert. Trop, c'était trop.

- Quant à ta démission, je vais faire mine de n'avoir rien lu. Je ne suis pas venu là pour une énième dérobade, je suis là pour des réponses et un nouveau plan d'attaque.

Si Saxon s'énervait contre Mycroft, c'était surtout parce qu'il aimait ça. N'entendez pas "qu'il aimait s'énerver contre Mycroft", non il aimait s'énerver tout court. Il était de ceux qui avaient un esprit combattif et qui supportait mal ne pas pouvoir disputer le bout de gras au sujet de n'importe quoi. Alors lorsqu'en plus, le fond de l'affaire le mettait hors de lui, c'était encore plus jouissif de hurler et de faire les cent pas. Le problème, c'est que Mycroft ne surenchérissait jamais : c'était certainement pour cela que les deux hommes étaient ce qu'on pouvait appeler des "amis". Tout glissait sur Holmes si bien que la colère de Saxon venait toujours lamentablement s'échouer à ses pieds. Il retombait ensuite comme un soufflé et, vidé de son énergie, pouvait de nouveau penser logiquement. C'est donc ce qui se passa ce jour-là : Saxon s'énerva, hurla et Mycroft lâcha un désinvolte "alors n'en parlons plus". Je vous le demande, que pouvez-vous répondre à cela ? Eh bien pas grand chose d'autre que :

- Bien.

Moins désinvolte le ton acerbe, mais un début de soulagement. Saxon se voyait mal perdre son unique allié au milieu de la tourmente. Il se contenta de balayer de la main les excuses de l'homme qui était en face de lui. Il comprenait tout à fait qu'il ait eu besoin de s'arrêter un moment pour penser à ce qui s'était produit. Il le comprenait mieux que quiconque et d'un côté, il enviait la possibilité : c'était un homme d'action, en effet, mais parfois, il rêvait de rester dans son coin à ne rien faire que réfléchir à la situation. Malheureusement, s'arrêter sur le bas côté, alors qu'il était engagé dans une course politique, signifiait pour lui la mort médiatique et donc aucune chance d'être un jour élu à la place de son rival.

Il plissa les yeux à la réplique de Mycroft et un franc sourire s'afficha sur son visage lorsqu'il répliqua :

- Si je fais cela, la population finira vraiment par croire que mon égo essaie de rivaliser avec les sphères célestes. Laissons donc les morts où ils sont, de toute façon, j'imagine bien que tu n'es pas étranger à la mystérieuse fausse mort de ton frère... Les bonnes grâces dis-tu ? À qui penses-tu ?

En attendant sa réponse, Saxon montra d'ostensibles signes que son corps se détendait. Appuyé sur le bureau, il commença à jouer avec le porte stylo en bois, qui pouvait s'incliner en diverses directions. Dans sa tête, cependant, il n'en était pas encore à se laisser aller et il pensait déjà comment légitimer le fait que Sherlock se trouvât sur le toit ce jour funeste. Il confia son idée à Mycroft :

- Crois-tu que ton frère serait prêt à coopérer ou tout du moins à ne pas démentir si nous déclarons officiellement que nous l'avons consulté en ce qui concerne Moriarty ?

C'était faux mais le ministre préférait ranger sa rage contre le détective pour un temps plutôt que ses services passent pour des idiots et des incompétents. Et vu comme il avait prononcé la phrase, imaginer demander de l'aide à Sherlock lui coûtait beaucoup...