Whitechapel. La nuit. Le calme glauque.

Sur les bords de la Tamise, passée une certaine heure, on croise de tout : du clodo, du junkie, de la fille paumée à la clubeuse embarquée dans un mauvais plan. Bref, vous aurez compris le décor et l'ambiance : c'est un coin aussi mal famé qu'il le fut au XIXème siècle, à l'heure de gloire de Jack l'Éventreur.
Qui s'attendrait donc à y voir passer un homme, la petite quarantaine, dans son costume impeccable et son trench-coat, les poings enfoncés dans les poches, le col relevé sur une écharpe emmitoufflant son maigre cou ? Qui plus est, ministre de l'Intérieur de son état ? Eh bien, pas grand monde... Saxon lui même ne savait d'ailleurs pas vraiment ce qu'il faisait là, car à moins d'avoir des pulsions suicidaires, ce qui était loin d'être son cas, on ne venait guère à Whitechapel par plaisir. Et pourtant, il était bel et bien là, le regard songeur sur l'abîme clapoteuse du fleuve.

Clapoteuse car un peu plus loin, il lui semblait entendre des éclaboussures mais son cerveau était bien trop occupé pour analyser quoique ce soit. Il avait la mine sombre de celle de l'homme qui se tient à un carrefour et qui ne sait quelle route emprunter. À notre bon ministre s'offrait deux voies, deux côtés, deux valeurs. Au fond de lui, il savait qu'il emprunterait la route la plus séduisante et la plus facile en apparence, car elle lui permettrait de vaincre ses ennemis et d'occuper la place qu'il crevait d'envie d'occuper. Il en rêvait le jour et en cauchemardait la nuit, c'était devenu une obsession... Alors parfois, dans les allées sombres, il trainait sa soif de pouvoir, son ambition frustrée et sa colère. Comme ce soir.

" Bonsoir ! Qu'est ce qui vous amène ici, par cette belle nuit d'Octobre ? "

Si l'on ne s'attendait guère à rencontrer un ministre de l'intérieur, on n'imaginait pas non plus croiser le chemin d'une jolie petite brune, souriante et l'air avenant. Lorsqu'elle sortit une cigarette et l'alluma, Aaron trouva ce geste infiniment sensuel, lui qui n'était guère sensible à ce genre de démonstration d'habitude. Peut-être était-ce sa rage qui exacerbait chaque pore de sa peau, peut-être était-ce l'intensité de ces deux yeux qui le dévisageaient, peut-être était-ce dans l'air nocturne ? Il ne savait guère et qui plus est il s'en fichait vraiment. Il eut un vague sourire, pour répondre au sien et dit :

- Je pourrais tout à fait vous retourner la question.

À l'ombre des lampadaires blafards, le masque des conventions tombe. Il était tard et il ne se présenta pas. Il se fichait de savoir si on le reconnaissait en pleine nuit, il ne poussait guère le vice jusque là :

- Mais si cela vous intéresse tant, je me vide la tête en marchant. Que faire d'autre par ici ?

Quelque chose chez elle était attirant. Comme une pulsation, un appel et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Il prit une bouffée de fumée de cigarette, lui qui avait cette addiction autrefois et qui s'en était débarrassée comme de toute ce qui ne faisait pas corporate et lisse, il fumait aujourd'hui par procuration.
Il l'observa, attendant de savoir si elle se dévoilerait ou non...

Spoiler:

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On ne sait souvent pas ce qui peut vous attirer chez un parfait inconnu. Sont-ce les atomes crochus comme on dit ? Un parfum, une essence provenant de l'être lui-même ? Car ce qui magnétise Saxon ne tient pas seulement à l'enveloppe, certes charmante, de la demoiselle, mais plus à quelque chose de viscéral : comme lorsqu'on flaire le danger et que plutôt que de s'en détourner, on s'y jette avec délectation...

" Oh je ne sais pas. Il y a tellement de choses vraiment tentantes qui se cachent dans la pénombre de ce quartier. Il ne faut pas toujours se fier aux apparences, vous savez ? "

Il la jauge intensément : c'est une réponse peu commune. Surtout le ton employé d'ailleurs... Mais il acquiesce à la déclaration, comme si elle trouvait un écho chez lui. Se fier aux apparences, jamais il ne commettait un tel impair. Cela provenait tout droit de l'éducation paternelle : ce cher papa avec ses airs bienveillants et bonhommes en société se révélait être un personnage froid et parfois cruel dans l'intimité. Saxon avait donc appris dès l'enfance qu'on jouait toujours des apparences et qu'elles étaient trompeuses.
Bientôt, il n'est plus le seul à dévisager et elle pose son regard pointu sur lui, cherchant à discerner des détails dans ses traits. Il se détend sous l'assaut, il ne la connaît pas et elle n'arrive visiblement pas à l'identifier. Ce soir, cet état incognito l'arrange car celui-ci lui permet de marcher tranquillement sans se soucier des regards. Mais celui de la demoiselle est inquisiteur et bientôt, une phrase lui échappe :

"Dites moi... Vous travaillez pour le FBI, c'est ça ? Le visage fermé, le regard froid et votre façon de vous tenir... C'est comme dans les films ! Avouez que je vous ai découvert, monsieur 00...8 !"

Il enfonce plus profondément ses mains dans les poches de son manteau noir et sourit à la description qu'elle fait de lui. A-t-il vraiment l'air d'un agent ? L'enfant qu'il a été aurait été ravi de cette méprise mais il ne joue plus avec son frère au policier et au voleur. Et il voit bien qu'elle plaisante. Il a donc un rire, bref, un peu incisif et répond :

- Presque. Il semble que vous m'avez en partie démasqué, on ne peut se départir du masque officiel, même aussi tard.

Il la regarde de nouveau, en profite pour prendre de longues bouffées d'air frais et de reste de fumée de cigarette avant qu'elle jette négligemment son mégot dans la Tamise. Il le regarde flotter un moment, puis reporte son attention sur elle :

- Jouons-nous aux devinettes alors ? Et vous, embusquée dans ce coin sombre, êtes-vous une journaliste à l'affut d'un titre accrocheur ?

Chacun se repliait contre ses ennemis fondamentaux : la police pour elle, les médias pour lui. Mais ils n'étaient toujours pas plus avancés. Dans le silence de la fin de sa question, il a un appel muet et reprend sa marche, jetant un regard par dessus son épaule, afin de voir si elle lui emboite le pas.